J’en appelle à tous les procrastineurs du monde entier, les remetteurs à demain, les deadliners de compétition.
A ceux qui se disent que trois jours, c’est bien assez pour rendre un mémoire de 60 pages. Ceux qui se demandent à quoi bon se presser à faire aujourd’hui un travail à rendre dans deux semaines. Ceux qui savent que les meilleures idées émergent dans l’urgence.
A tous mes compatriotes de ce pays où les bonnes choses se cueillent aujourd’hui et où l’on travaillera demain. Je m’en remets à vous.
J’ai longtemps bagarré avec cette petite voix dans ma tête, celle qui me disait que j’avais tout le temps du monde. Ce petit démon à la voix d’ange, celui qui te dit que ton régime peut attendre lundi, que tes leçons pourront être apprises la veille, pour être plus fraîches dans ton esprit. Que ton article pourra bien attendre d’avoir vu ce clip, ce tuto et un nouvel épisode de ta série préférée.
D’expérience, ce n’est pas la voix qui immobilise, c’est ce poids qu’elle te met dans la tête, dans le corps. Cette langueur qui te prend et ne te quitte plus tant que la date butoir est encore gérable. Et puis, un jour, il faut s’y mettre. Parce que le choix n’est plus. Et parce que certaines choses doivent être faites. Alors tu fais. Vite. Et pas forcément mal.
Une âme charitable et bienveillante me demanda un jour ce que j’en retirais. Car, me dit-elle, on retire toujours quelque chose de nos actes, conscients ou inconscients. Il y a toujours une raison, bonne ou mauvaise, de faire – ou de ne pas faire. Intelligente âme que celle-ci, qui semblait ne pas connaître les affres de cette condition.
Je me suis alors posé la question : que pouvais-je en retirer ?
Bien sûr, la question resta en suspens, le temps de profiter de choses plus triviales et moins essentielles. Le jeu n’aurait pas été aussi amusant, sinon. La seule chose, c’est que je n’avais pas de deadline sur cette interrogation. Personne d’autre que moi n’attendait de réponse. Aucune pression d’aucune sorte. Aucune obligation de réponse, il m’était permis de continuer à faire partie de la nation des procrastineurs autant que je le voulais.
Finalement, la question se posa au moment où j’avais, bien entendu, des choses bien plus urgentes à faire. La question se posa en plein exercice de procrastination lors de l’écriture de mon mémoire de formation. Comme une mise en abyme de la situation.
De réponse, je n’en trouvais point. D’excuses, j’en trouvais plein. J’avais bien conscience du stress engendré par la situation, des remarques polies mais acerbes des personnes qui s’étonnaient que je n’ais pas plus avancé. Mais il se trouve, pour ma part, que sans un minimum de pression, je ne donne pas le meilleur de moi-même. Sans un minimum de pression, mon cerveau travaille au ralenti et refuse de se donner à fond. Il se garde, le fourbe, les bonnes idées pour les derniers jours.
Il apparut cependant un schéma qui m’était familier mais auquel je n’avais jamais prêté attention. Même si je ne travaillais pas au projet en question, son ombre planait constamment, et des éléments de réponses m’arrivaient à des moments inopportuns. Que ce soit un plan de rédaction au milieu d’un concert ou une fulgurance devant un film d’action, c’était quand mon esprit était occupé ailleurs que les meilleures idées me venaient.
De la même manière, je me rendais compte, une fois le process lancé, que l’écriture se faisait plus aisément lorsque j’étais distraite. Une personne extérieure aurait été bien intriguée de me voir, trois jours avant la date de remise du document, sur mon bureau, quatre écrans ouverts devant moi. L’un diffusant de la musique, l’autre une série, le troisième sur un réseau social quelconque et le dernier, enfin, avec un traitement de texte et soixante belles pages déjà écrites.
Alors je pense faire partie de la grande famille des traîneurs de patte encore longtemps. Parce que plus j’avance, moins j’ai envie de trouver de solutions à ce problème qui n’en est pas vraiment un. Et parce que l’on m’a trouvé un nom bien plus glamour et plus vendeur.
Lorsque, lors de mon bilan de compétence, on me demandait ma façon de travailler, j’entrepris d’expliquer ce léger « souci » avec lequel je devais composer. Ce à quoi on me répondit : « Vous trouvez un moyen de faire les choses comme il faut en temps et en heure ? Vous ne procrastinez pas, Madame, vous êtes efficiente ! »
Alors la procrastination restera le domaine des jouisseurs et des cigales. De ceux qui veulent profiter des bons moments avant de se mettre au travail. De ceux qui mangent en premier les meilleurs morceaux de leur plat. Et qui laisseront le reste pour plus tard.
Mais les cigales peuvent, le temps d’une saison, devenir fourmi et faire taire la petite voix. Elle peuvent vaincre le démon. Et cette année, ma petite victoire aura été de rendre mon dossier non pas le jour même, mais bien la veille.
Baby steps, my dear, baby steps…