Assister à un enterrement n’a jamais fait partie de mes activités préférées, mais la mort faisant partie de la vie, vient un moment où le choix n’est plus.
La vie, justement, a quitté les yeux de ma grand-mère en ce début de printemps. De printemps, elle en avait 99. Age vénérable pour cette dame partie durant le confinement. Pas du COVID-19, juste de grand âge.
Il n’empêche qu’en période de pandémie, infectés ou pas, tous les défunts ont droit au même traitement. Et les vivants doivent s’adapter.
Tout d’abord, je voulais adresser un grand merci aux équipes médicales, qui, sentant le vent tourner, ont autorisé ses enfants à venir lui dire au revoir. Harnachés de masques, charlottes et couvre-chausses pour rentrer dans cette chambre où reposait cette presque centenaire. Dernière caresse, dernier baiser puis l’attente. Rompue quelques jours plus tard. Partie dans son sommeil. Une belle mort pour une belle vie.
Alors vient le temps des préparatifs. En temps de confinement, il est devenu compliqué d’honorer ses disparus. Tout d’abord, nous avions été prévenus que l’inhumation se passera en huis clos, avec ses enfants, nos parents et qu’une cérémonie religieuse serait organisée pour la famille étendue à la sortie du confinement. Nous avions donc convenu de différer nos au revoir, contraints et forcés.
Puis, l’invitation arrive. Pas envie de gérer ça seuls, besoin d’être entourés, envie de nous revoir ? Peu importe leurs raisons, elle me convenaient toutes. J’aurai l’occasion de dire un dernier adieu à cette dame que j’avais un peu délaissée. On croit nos anciens éternels et on laisse notre vie prendre trop de place.
Au début, grande confusion. Ai-je le droit de me déplacer pour cette occasion ? Est-ce un déplacement prévu au contrat du confinement ? Trop d’éléments contradictoires, entre accord du gouvernement et mauvaise volonté de certaines forces de l’ordre. Dire au revoir justifie-t-il 135 euros d’amende ? Et puis, tant pis, si on se prend une prune, on fera appel, ça passera le temps.
Mais comment se comporter, comment consoler lorsque l’on doit conserver une distance de sécurité d’un mètre entre chacun ? Que faire lorsque l’on revoit son père après un mois de confinement et que celui-ci est devenu orphelin ? On dira ce que l’on veut, peu importe son âge, que l’on perde ses parents à 20 ou à 70 ans, la perte est la même. Alors comment apporter son soutien et se faire soutenir ?
De cette cérémonie, je garde surtout des impressions, des images, des sensations :
D’une « foule » de 11 personnes, toutes à distance raisonnable les unes des autres ;
Du noir des étoffes sur le bleu du ciel ;
De la capeline de ma cousine, chapeau de paille sur un océan de tombes ;
Des gants de latex noir de cet agent des pompes funèbres, ultime détail fashion, raccord avec son costume ;
Des masques de protection de ses collègues, comme dans un mauvais film de zombies ;
Des tréteaux sur la moquette en faux gazon déroulée pour l’occasion ;
D’une discussion impromptue à l’ombre d’un portail ;
D’une gerbe de fleurs posées sur le cercueil en chêne, les mêmes qu’à mon mariage ;
Des poinçons de cire à chaque extrémité de la bière, comme sur une bouteille millésimée ou un pli royal ;
D’une abeille qui vient butiner les fleurs commémoratives, comme une nique à la mort ;
D’un nuage perdu dans cette immensité bleue, vaisseau céleste de ma grand-mère ;
De mes bras autour de mon corps, de mon pouce qui va et vient sur la peau de mon coude, berceuse solitaire ;
De la voix de mon père, qui se fêle au milieu de son discours ;
De larmes qui coulent sous les lunettes noires ;
D’une plaque dorée sur laquelle sont inscrits des chiffres insensés : 1921-2020
Du contraste avec sa voisine : 1925-1959
De la prise de conscience que maquillage, talons et absence de mouchoir n’auront pas été mes meilleures décisions de la journée ;
Puis la proposition d’un dernier verre, que l’on refuse, pour protéger ceux de notre foyer. Des parents qui s’en vont braver les interdits, à l’abri d’une porte close, pour donner aux dernières heures de cette cérémonie un semblant d’humanité.
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