Je trouve étonnante et magique cette capacité que nous avons à nous émerveiller des choses les plus anodines.
Je repensais récemment aux quelques hivers rigoureux qui ont jalonné mon enfance. J’étais à cet âge où l’on se rappelle peu des hivers précédents et où l’on pense que s’il neige deux ans et pour le coup trois ans de suite, le cycle ne pourra que se répéter.
Cela va faire 32 ans que j’attends patiemment, tous les ans, cette couche de neige qui a fait le bonheur de ces trois hivers, entre 1985 et 1987. A l’époque, je ne me posais pas de question. Il commençait à faire froid et puis, un matin, on se levait avec une couche de neige de 20 ou 30 cm. Peut-être moins mais ça a peu d’importance à 6 ans.
J’ai le souvenir de la campagne blanche, du silence assourdissant de ce manteau immaculé et de mes jeux solitaires. C’est quelque chose qui me frappe, maintenant que j’y repense. J’habitais juste à côté de mes cousines, à peine plus âgées que moi, et il est très probable qu’on ait joué ensemble durant ces hivers. Mais de cette période, mon cerveau n’a enregistré que mon histoire d’amour avec la neige de mon enfance. Mes pas dans ses flocons, mon nez tourné vers sa source, mes gants bordés de cristaux que je portais à ma bouche pour sentir fondre les petites étoiles givrées. Les seuls témoins de cette romance auront été nos bonhommes de neige qu’elle me laissait patiemment confectionner puis habiller de mon écharpe que ma mère récupérait trempée, une fois le soleil revenu.
Je me rappelle dire à mes parents que je partais jouer dehors, à cette époque où nos parents semblaient avoir une confiance aveugle en notre capacité à survivre par nous-même hors de la maison. Pensaient-ils que j’allais retrouver mes voisines ? Je n’en ai aucune idée. Me voyaient-ils courir sur la route enneigée devant chez nous puis faire demi-tour, pour remettre mes pas dans mes traces et faire comme si j’avais mystérieusement disparu au bout du chemin ?
Elle m’a manqué, cette neige, quand elle a décidé de m’abandonner pour aller tomber dans d’autres contrées, émerveiller d’autres enfants.
J’avoue que toute mon adolescence, j’ai haï le sud de la France, qui récoltait tout le soleil de nos étés et me volait la neige de mes hivers.
Je devais avoir une vingtaine d’années quand je posais la douloureuse question à ma mère. Qu’était-il advenu des neiges de mon enfance ? Un épisode neigeux exceptionnel, m’asséna-t-elle, inconsciente du mal qu’elle m’infligeait. Un incident climatique, improbable dans notre douce contrée au climat océanique. J’étais furieuse. Mon histoire d’amour, un incident ? Je m’étais construite dans des hivers blancs, on me condamnait à des hivers pluvieux.
J’ai grandi, sans jamais renoncer secrètement à revoir ma belle neige tomber sur ma région tempérée. Arrivait février, je scrutais le ciel à la recherche de ce ciel lourd et de son odeur minérale qui laissaient présager l’arrivée de ma bien-aimée.
Durant de nombreuses années, j’ai vu voleter de timides flocons, bien vite effrayés par une température peu clémente ou un sol détrempé. Je priais sans relâche pour son arrivée quand d’autres pestaient par avance.
J’ai pris l’habitude d’aller la visiter sur ses terres natales, aux flancs des pistes de ski. C’était bien de la neige mais ce n’était pas ma neige. Il n’empêche, je transposais allègrement et sans retenue tant que l’occasion m’était donnée.
Et puis un jour, j’ouvre mes volets et ma neige est là. Elle recouvre ma maison, mon jardin, mon quartier. Elle recouvre mon cœur. Et j’ai beau avoir 25 ans de plus, j’ai 6 ans quand je la retrouve.
Je lève mes enfants, qui ont l’âge de mes premières amours. Je les habille chaudement et je les présente à ma neige chérie. Nous partons à l’assaut de sa pureté, nous faisons attention de poser nos pieds là où personne n’a encore posé ses pieds. Nous foulons sa blancheur comme nous grimperions l’Everest, pas moins fiers d’être seuls conquérants de ce vierge territoire. Et elle nous accueille avec toute la douceur que je lui avais connue, elle nous laisse poser nos pas sur ses flocons, tourner nos nez vers sa source et confectionner tous les bonhommes de neige possibles et imaginables.
Je prends tout de même le temps d’enseigner à mes enfants la fugacité de ce moment. Je les mets en garde de ne pas trop s’attacher à cette traître splendeur qui se fera désirer tant qu’ils résideront dans nos contrées tempérées.
Je trouve étonnante et magique cette capacité que nous avons à nous émerveiller de cette réaction physique vieille comme le monde, de cette vapeur d’eau qui se transforme en glace au contact d’une poussière, si tant est que la température le permet.
Tout comme le sentiment amoureux ne peut être expliqué uniquement par la conséquence de réactions chimiques internes, je ne peux expliquer le sentiment d’allégresse qui me prend lorsque ces flocons délicats viennent à doucement tomber sur le monde. La poésie ne s’explique pas, même si les mots qui la composent restent des mots du quotidien.
Ce sont souvent les petites choses qui touchent le plus. Le flocon en est l’exemple parfait.